Comme l’adversité, la crise met toujours ceux qui la subissent face à eux-mêmes. C’est qu’elle n’est pas seulement extérieure et fruit d’une conjonction malheureuse de facteurs : elle est aussi intérieure. La surprise puis la sidération sont bien souvent le résultat d’impensés, d’évènements que l’on croyait impensables et qui ne l’étaient pourtant pas toujours dans l’absolu, ou ne l’étaient pas pour tout le monde. Ainsi la survenance d’une pandémie mondiale a surtout surpris ceux qui n’avaient pas lu ou pas pris au sérieux les travaux de prospective qui anticipaient un tel scénario depuis plusieurs années déjà ; ainsi la survenance d’une guerre de haute intensité aux confins du continent européen a-t-elle surtout sidéré ceux qui de bonne foi croyaient au mythe de la fin de l’Histoire et d’une mondialisation pacifique et heureuse réalisée par le commerce. Par suite, la difficulté majeure consiste à s’en relever sans retomber dans les travers qui nous y ont conduits : il faut savoir reconfigurer les schèmes, abandonner les croyances erronées, s’ouvrir à d’autres perceptions et forger de nouvelles conceptions.
Pour anticiper ou, à défaut, pour opérer le nécessaire renouvellement des cadres de pensée, le recours à l’histoire des idées ainsi qu’à la médiologie, c’est-à-dire à l’étude de la circulation et de l’influence des produits de le pensée, s’avère particulièrement précieux. Car la crise est un moment singulier, suspendu, qui peut être celui du kaïros – l’action opportune et décisive, mais dont résolution implique généralement une réflexion profonde sur les causes essentielles de la situation ainsi qu’une mise en perspective de celles-ci. C’est banal, mais le présentisme et son pendant qu’est l’inculture générale nous obligent à le rappeler : les questions d’où venons-nous, qui (et où) sommes-nous, puis où allons-nous sont indissociables. Autrement dit, n’espérons pas résoudre une crise sans nous interroger sur la nature profonde du problème posé et sa résonance dans nos âmes et consciences plus encore que sur ses seules causes matérielles et extérieures, sans l’analyse des choix et évènements qui nous y ont menés, ni sans l’audace de fixer un nouveau cap qui délaisse les illusions, les formes mortes, les erreurs passées. Sans cette « agilité », c’est une sorte de crise organique (Gramsci) qui menace : lorsque l’ancien meurt et le nouveau ne peut pas naître.
Nécessité de penser, Nécessité d’agir
En temps normal, la fierté des acteurs de l’économie – et même leur orgueil, c’est de faire. Ceux qui pensent et qui parlent sont relégués au second plan. La frénésie de l’action, la nécessité de produire encore et toujours plus conduit bien souvent à les mépriser aussi longtemps que possible : les données « dissonantes », les signaux d’alarme, les avertissements, les notes d’alerte dérangent toujours et sont donc déconsidérés jusqu’à ce que la machine se grippe. Ce n’est hélas qu’à ce moment là que les idées véritablement novatrices ou quelque peu déstabilisantes a priori ont une chance de redevenir audibles, que les signaux émis pourront être repris et étudiés avec sérieux, et que les conceptions marginales regardées hier avec dédain et incrédulité pourront à nouveau être considérées comme de possibles pistes pour l’avenir. La pensée reprend ses droits non pas contre, mais précisément au service de l’action. La réflexion est à nouveau possible et même nécessaire contre les croyances, ces pilotes automatiques de la pensée qui nous ont envoyés dans le mur. C’est ainsi que, par exemple, l’idée de relocaliser et de réindustrialiser le pays, laquelle faisait encore bien rire les vieux-croyants de la division internationale du travail et de la mondialisation pacifique début 2020, s’est subitement imposée comme une évidence logique 3 mois plus tard. Pour autant, de l’acceptation de l’idée à sa traduction en actes, le pas reste difficile à franchir et nombre de forces contraires, de résistances morales, intellectuelles, sociales, économiques ou politiques s’exercent encore contre cette ambition : c’est là qu’apparaît la profondeur de la crise.
La crise de sens, véritable nature des crises ?
C’est que les intuitions ne suffisent pas, pas plus que les discours d’experts. Les crises, pour être véritablement perçues comme telles, ne sauraient se réduire à des problèmes techniques auxquels apporter des solutions techniques. S’il y a bien une crise qui se conscientise, c’est généralement qu’il y a d’une manière ou d’une autre une crise de sens : un trouble dans les représentations, un bouleversement des significations données aux choses et aux évènements, une difficulté subite à se situer dans et en cohérence avec le monde qui nous englobe. Il peut y avoir et il y a généralement des causes extérieures à la source de nos déstabilisations, mais c’est aussi un problème intérieur, qu’il soit individuel et collectif, qui implique une reconfiguration plus complète que la simple modification d’un paramètre dans un système inerte. Ainsi la crise est-elle le domaine du complexe, et non du compliqué. Dès lors, si par exemple relocaliser semble aujourd’hui être devenu un objectif de bon sens, cela ne signifie pas systématiquement que chacun est prêt à faire si aisément le deuil du telos de la mondialisation heureuse ni à se défaire de l’habitus qu’il implique, de même que ne plus accepter les risques de l’externalisation ne signifie pas mécaniquement accepter ceux de la réindustrialisation du territoire, etc. Or c’est bien ce que devrait impliquer la traduction en actes de l’argument de bon sens que nous venons d’évoquer.
En fait, c’est tout un monde qu’une crise reconfigure, c’est tout un ensemble qu’elle déstabilise. C’est pourquoi il est nécessaire de mener des réflexions profondes sur, justement, le sens de celles-ci, sa résonance dans nos vies d’êtres humains, et non seulement sur ses causes factuelles et ses solutions pratiques les plus élémentaires, lesquelles seront nécessairement insuffisantes si elles n’intègrent pas la dimension métaphysique du problème posé. La crise est au moins autant, sinon plus, une affaire de l’esprit que de la matière. D’ailleurs, derrière la « crise de civilisation » que certains semblent percevoir aujourd’hui comme derrière les crises de sens qui touchent des secteurs fondamentaux de notre économie comme les sciences et techniques (cf. les nombreux appels à « bifurquer » voire à « déserter » dans les écoles d’ingénieurs), mais aussi une vaste part du secteur « tertiaire » (en proie à de véritables emplois fictifs et autres bullshit jobs), et finalement la question-même du travail, se dégage l’impression d’une crise de l’esprit, d’une crise spirituelle au sens le plus large du terme : une quête de sens qui, redisons-le, rattrape la nécessité de l’action et de la production. Là où la machine productive n’est pas grippée, dans nombre de secteurs qui « tournent » encore malgré les difficultés, on se demande bien trop souvent et dans le meilleur des cas où va-t-on ?, dans le pire des cas, c’est la sensation de travailler dans un but fou, fictif, voire dangereux et véritablement dissonant avec les préoccupations actuelles (sociales et environnementales notamment). L’activité peine à s’inscrire dans une cohérence globale, un récit collectif qui ne soit pas une pure manipulation managériale : elle ne trouve plus de sens lorsqu’elle ne parvient plus à se penser dignement dans l’histoire.
Savoir penser avec les oubliés de l’histoire
Le présentisme et l’inculture, disions-nous, sont coupables de la criminelle amnésie contre laquelle la condition de l’historien est de lutter sans relâche. Or on l’assigne souvent à la seule tâche du chien de garde (watchdog), du rempart supposé nous préserver du retour de l’infâme, de l’horreur de l’histoire – et ceci pour des résultats mitigés. Or l’histoire ne sert pas qu’à nous enseigner les formes du danger – d’ailleurs souvent trompeuses car le mal sait fort bien se déguiser. Elle peut aussi en identifier les racines et, surtout, elle nous permet de retourner étudier dans le passé les options, les voix et les voies qui n’ont pas été écoutées ou suivies mais qui, d’après le recul que nous avons désormais, mériteraient peut-être d’être reconsidérées. Ainsi l’historien peut-il découvrir que cette crise spirituelle généralisante, cette quête de sens dans un monde qui nous paraît parfois ne plus en comporter aucun a, justement, déjà été pensée à une époque qui ressemble beaucoup à la nôtre (à moins qu’elle ne soit la nôtre depuis près d’un siècle).
Dans les années 1930, alors que s’opérait la polarisation mortifère sur l’axe fascisme-communisme, quelques auteurs se posaient la question du déclin, de la décadence et du déclassement caractéristiques de l’époque en d’autres termes que ceux qui ont conduit aux horreurs du XXe siècle, rejetant les extrémités sus-citées autant que la tiédeur libérale conservatrice et bourgeoise qui leur laissa le champ libre. Plus tard, Jean-Louis Loubet del Bayle appellera ces jeunes gens les non-conformistes des années 30, et quiconque se replongera dans leurs écrits sera aussitôt saisi par la contemporanéité de leurs interrogations comme par la pertinence de leurs propositions, dont certaines ne cessent de ressurgir et sont peut-être même en passe de triompher enfin à la faveur des crises actuelles : par exemple, leur critique du fonctionnalisme en urbanisme semble aujourd’hui gagner du terrain. Mieux encore, le généalogiste attentif saura trouver dans ce corpus oublié la source jaillissante de courants aujourd’hui déterminants : par exemple, les racines personnalistes (parfois malmenées, il est vrai) de tout un pan de l’écologie politique. Le rôle social de l’historien est donc aussi de remonter aux embranchements, d’atteindre les carrefours déterminants pour sauver de l’oubli les voies qui n’ont pas ou pas assez, été explorées, et remettre à jour des pensées qui, en plus de donner du sens à nos interrogations en nous signifiant que nous ne sommes ni les seuls ni les premiers à avoir affronté les questions qui nous tourmentent, nous livrent des clés que nous n’aurions su forger sans la richesse des expériences passées. C’est souvent dans l’angle mort, du côté des idées reléguées qui seront restées lettre morte en attendant leur revanche que l’on trouvera des ressources utiles à penser un autre chemin que celui qui mena à la crise.
Savoir penser avec les forces contraires de l’histoire
A cet égard, les pensées les plus radicales et les courants contestataires ont elles aussi une immense vertu utilitaire et un rôle instrumental majeur pour nous autres qui cherchons à comprendre les crises et à rendre du sens à l’action : ce sont de considérables accélérateurs de réflexion. Bien souvent perdants (peut-être à titre provisoire) des combats intellectuels, ils sont cependant le reflet, le négatif criard et critique des gagnants qui, dans les crises, ont atteint leurs limites (et ceci, souvent, en poursuivant l’excès inverse). Plutôt que d’élaguer, de tailler l’arbre, ils s’attaquent au tronc et aux racines. Souvent aussi percutants que cohérents dans leurs critiques (les grâces séduisantes et dangereuses de la pensée en système), les plus acharnés sont aussi des mines d’or documentaire : ils investiguent, fouillent et renseignent. Ils écrivent la contre-histoire de leurs ennemis, un « livre noir » qui pourra nous servir de « boîte noire » pour retracer les causes du crash. En pointant les contradictions profondes et les causes premières plutôt que de ne dénoncer que des dérives, ils visent à atteindre le cœur des problèmes, sa racine philosophique : ainsi, par exemple, des courants techno-critiques et anti-industriels qui pointent la notion de puissance comme enjeu essentiel de leurs combats. Et voilà bien, par exemple, de quoi questionner en profondeur le rôle et le sens de l’action des ingénieurs et des scientifiques, ces fonctions majeures de notre temps qui semblent bien en proie à une profonde crise de sens à en juger par les appels (déjà évoqués plus haut) à « bifurquer » voire à « déserter » lancés par plusieurs d’entre eux, de même que par les efforts de relations publiques entrepris par leurs hypothétiques employeurs pour espérer les garder dans leurs girons.
Toujours est-il que pour savoir où chercher matière à réflexion, pour bien identifier et comprendre ces idées, il faut avoir le sens de l’histoire, c’est-à-dire le sens de l’enquête dans les méandres des réalités tangibles (ce qui n’est rendu que plus difficile par la superposition du « monde immatériel » des technologies de l’info-communication et de son lot d’illusions, de représentations devenues plus importantes encore que les réalités, etc…) sinon quoi l’on s’embourberait inévitablement dans la mélasse des idées pures détachées de tout contexte et, finalement, des réalités de la vie et de l’action. L’histoire a ce mérite de traiter des réalités concrètes même si le récit en est aussi souvent, on le sait, un art de la falsification, une communication intéressée et tronquée.
Penser pour et avec la réalité
En cela, l’histoire peut alors être un danger pour qui cherche à analyser les crises dans toute leur brutalité, comme par l’autopsie des schèmes refroidis. C’est alors qu’entre en jeu la médiologie, laquelle nous garde des errements d’une analyse qui serait sans prise avec la réalité, et opère la jonction nécessaire avec le présent et tous les domaines connexes utiles à éclairer les réalités humaines de notre temps (l’histoire des mentalités, la compréhension des évolutions de la société de l’information…). Dans un abécédaire de médiologie, le père fondateur de la discipline, Régis Debray, définit non sans ironie l’histoire des idées : « Montage optique qui déroule sous nos yeux éblouis des panoramas sans toile, châssis ni pigments. L’engendrement des idées indépendamment de leurs supports, milieux et organes de transmission, cette projection rétrospective de l’intellectualisme « marche » sur une batterie de repères convenus –, le contexte, l’origine, l’influence, la généalogie, le syncrétisme, etc., – où l’enquête médiologique découvre le plus souvent de pieux mensonges. » D’une certaine manière, le médiologue adresse aux historiens des idées les reproches que les historiens des idées adressent aux philosophes : détacher « les idées » de leurs contingences et réalités matérielles. Debray sous-entend alors que la véritable histoire des idées est celle des faits de transmission, impliquant l’étude technique des supports, modalités de diffusion, etc.
Nous pourrions en effet nous dire que tant que les idées nous aident à penser, cela suffit bien. Néanmoins, les situations dont nous avons à connaître, les crises que nous rencontrons sont bel et bien situées et ne se comprennent dans toute leur épaisseur qu’au regard de cette situation déterminée par un ensemble complexes de paramètres environnementaux. Les idées qui nous environnent nous parviennent bien par quelque moyen… et tout cela, aussi, « fait sens » et a son importance : medium is the message, ont pu dire certains. Et c’est notamment cette méthode qui révèle le comment et le pourquoi des impensés critiques. C’est aussi l’étude concrète, matérielle, de la transmission des idées qui nous permet de comprendre les configurations du débat public. C’est la compréhension du véhicule qui nous explique une partie au moins de la trajectoire passée et actuelle des idées, des représentations et des imaginaires, et donc leurs conséquences pratiques. Or tout ceci revêt une importance cruciale si l’on entend produire du sens pour l’action, ce qui ne saurait se faire au mépris des réalités. La valeur stratégique des idées se détermine par la médiologie bien plus que par les voies traditionnelles de l’histoire des idées, or la gestion d’une crise est précisément une activité de nature stratégique.
La nécessité d’une médiation
L’époque est à nouveau aux polarisations et aux oppositions binaires et caricaturales, souvent extrémistes en leurs genres, or nous avons relevé que par-delà les catégories spectaculaires qui monopolisent l’attention, d’autres voies pouvaient être explorées et constituer le troisième tiers à même de résoudre les tensions stériles.
L’homme a toujours du mal à penser contre lui-même et la crise ne fait pas parfois qu’accentuer cette difficulté, or nous avons relevé combien l’étude attentive du discours, des idées et parfois même des modes de propagande usités par son pire ennemi pouvait se révéler instructive.
Tout cela plaide pour une médiation, le rôle actif d’un tiers extérieur capable d’analyser les problèmes posés, de mobiliser les ressources intellectuelles susceptibles d’éclairer en profondeur les blocages de la crise et de dégager des pistes les surmontant. Cette médiation, évidemment, n’a rien d’une opération mécanique. C’est un processus, une remise en ordre de marche des facultés de l’esprit en faveur d’une action redirigée, un travail de remise en perspective avec l’aide de la conscience historique, de la conscience de s’inscrire dans un tout qui nous dépasse, un monde qui a vécu avant nous et vivra encore après nous – première étape pour sortir de la bulle de la crise qui semble parfois être une prison suspendue dans une sorte de vide spatio-temporel. Cette médiation, évidemment, n’a de sens que si elle replace l’intelligence à sa juste place de pilote des activités et resitue la fameuse quête de sens à son rang d’objectif noble de la vie humaine au service duquel tous nos travaux, nos métiers, nos activités sociales et économiques devraient être autant de moyens.